Le 26 janvier 2024, la Cour internationale de Justice (CIJ) a rendu une ordonnance en indication de mesures conservatoires dans l’affaire opposant l’Afrique du Sud à Israël concernant l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza. Cette ordonnance fait suite à la requête du 29 décembre dernier déposée devant la Cour par l’Afrique du Sud à l’encontre d’Israël au sujet de ses manquements allégués aux obligations découlant de la Convention sur le génocide dans la bande de Gaza. Cette requête était accompagnée d’une demande en indication de mesures conservatoires, par laquelle l’Afrique du Sud demandait à la Cour d’indiquer de toute urgence, dans l’attente de sa décision au fond, une série de neuf mesures conservatoires relatives à la population palestinienne à Gaza.
C’est à la quasi-unanimité des juges que la Cour a considéré que les conditions juridiques pour l’indication de mesures conservatoires étaient réunies, en particulier qu’il était plausible qu’un génocide était en train d’être commis à Gaza, indiquant six mesures, à l’exception de la plus centrale d’entre elles demandée par l’Afrique du Sud, à savoir la suspension immédiate des opérations militaires. En revanche, le 16 février 2024, elle a rejeté la requête additionnelle de l’Afrique du Sud contre Israël, qui avait annoncé une offensive d’envergure contre la ville de Rafah, dans la bande de Gaza, considérant que l’État hébreu devait respecter les mesures déjà ordonnées.
Une longue histoire de solidarité entre l’Afrique du Sud et la Palestine
L’ordonnance de la CIJ a été rendue dans un contexte de relations historiquement complexes entre l’Afrique du Sud et Israël. Pendant l’ère de l’apartheid – système de ségrégation raciale instauré en 1948 en Afrique du Sud – Israël a été l’un des rares pays à avoir des liens diplomatiques avec le gouvernement sud-africain de l’époque, ce qui a entraîné une désapprobation de la part de nombreux pays, mais aussi des Palestiniens.
Après la fin de l’apartheid en 1994, les relations entre les deux États se sont détériorées. Bien que l’Afrique du Sud ait été parmi les premiers pays à reconnaître l’État d’Israël lors de sa création en 1948 à la suite du génocide des juifs, comme nation ayant lutté pour l’égalité et la dignité humaine, elle a ensuite adopté une position plus critique due à ses politiques à l’égard des Palestiniens, y compris les colonies israéliennes en Cisjordanie et la construction du mur de séparation. Elle a souvent exprimé son soutien en faveur des Palestiniens et leur droit à l’autodétermination, allant jusqu’à qualifier à plusieurs reprises Israël de régime d’apartheid, en raison des similitudes perçues entre le traitement des Palestiniens par Israël et le système d’apartheid ayant existé en Afrique du Sud.
Ce soutien s’est manifesté dernièrement sous de multiples formes, ce qui a accentué davantage les tensions entre les deux États. Le 17 novembre 2023, l’Afrique du Sud faisait partie des cinq États membres de la Cour pénale internationale à déférer la situation en Palestine au Bureau du Procureur, avec le Bangladesh, la Bolivie, les Comores et Djibouti. Le 20 novembre, face à la poursuite des bombardements d’Israël dans la bande de Gaza, l’ambassadeur israélien à Pretoria a été rappelé. Le 21 novembre, l’Assemblée nationale sud-africaine votait, avec 248 voix contre 91, une motion visant la fermeture de l’ambassade d’Israël jusqu’à l’avènement d’un cessez-le-feu, ainsi que la suspension de ses relations diplomatiques avec Tel-Aviv et le rappel de ses diplomates en guise de protestation.
Dans le prolongement de tels actes, l’action en justice engagée le 29 décembre par l’Afrique du Sud correspond à une stratégie de lawfare, qui consiste à mobiliser le droit et les institutions juridiques dans le cadre de conflits géopolitiques ou militaires. Une stratégie qui a eu tendance à s’accentuer ses dernières années comme on a pu le voir notamment avec les actions judiciaires engagées par l’Ukraine contre la Russie devant la CIJ et devant la Cour européenne des droits de l’homme.
Par ailleurs, cette action en justice correspond aussi à une stratégie de défense des valeurs fondamentales de la communauté internationale ou d’« humanisation du droit international », selon l’expression chère à l’ancien juge brésilien de la CIJ, Cançado Trindade, visant à placer la personne humaine au centre du système juridique international. Les affaires opposant le Canada et les Pays-Bas à la Syrie ou la Gambie au Myanmar, initiées par des États non directement lésés, sont une illustration d’une telle stratégie pour protéger des individus dans leur territoire national dans leur droit à ne être soumis à la torture ou à un génocide, deux normes reconnues par la CIJ comme impératives (ou de jus cogens). Dans le cas de la Palestine, celle-ci a adhéré à la Convention sur le génocide en 2014 et est un État non partie au Statut de la CIJ mais admis à ester devant la Cour, ce qui qui lui a permis d’introduire en 2018 une requête contre les États-Unis dans le cadre du Transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem en vue de contester ce déménagement équivalant à une reconnaissance implicite de Jérusalem comme capitale d’Israël, en violation des résolutions onusiennes pertinentes. Toutefois, la situation à Gaza est à ce point alarmante que c’est l’Afrique du Sud qui a pris le flambeau de la justice internationale.
La reconnaissance par la CIJ de sa compétence prima facie
Dans son ordonnance du 26 janvier 2024, la Cour commence par rappeler le contexte particulier dans lequel l’affaire a été portée devant elle. Le procès s’est effectivement ouvert à La Haye alors que se poursuivent les bombardements israéliens sur la bande de Gaza en réponse aux attaques menées par le Hamas le 7 octobre dernier, qui ont occasionné la mort de 1 200 israéliens et étrangers dans le sud d’Israël, des milliers de blessés et la prise en otage de 240 personnes, dont beaucoup sont toujours en captivité. À son tour, l’opération militaire de grande envergure lancée en réplique par Israël dans la bande de Gaza affiche un lourd bilan : « des informations récentes font état de 25 700 Palestiniens tués, de plus de 63 000 autres blessés, de plus de 360 000 logements détruits ou partiellement endommagés et d’environ 1,7 million de personnes déplacées à l’intérieur de Gaza » (§ 46). La Cour affirme avoir « pleinement conscience de l’ampleur de la tragédie humaine qui se joue dans la région et nourri[r] de fortes inquiétudes quant aux victimes et aux souffrances humaines que l’on continue d’y déplorer » (§ 13).
Après avoir rappelé le contexte de l’affaire, la Cour énonce qu’elle ne peut indiquer des mesures conservatoires qu’à la condition que « les dispositions invoquées par le demandeur semblent prima facie constituer une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée », sans avoir besoin, à ce stade, de s’assurer de sa compétence concernant le fond de l’affaire (§ 15).
Il est à noter que l’Afrique du Sud et Israël ont ratifié la Convention pour la prévention et la répression du génocide, respectivement en 1998 et 1950, et qu’aucun d’entre eux n’a formulé de réserve à aucune disposition du texte. La clause compromissoire de l’article IX, en particulier, indique que les différends qu’il pourrait y avoir entre les Parties contractantes, quant à l’interprétation, l’application ou l’exécution de cette Convention, peuvent être soumis à la CIJ par la requête unilatérale d’une partie au différend. Ainsi, la portée de l’affaire est-elle nécessairement restreinte par cette base de compétence (§ 14), excluant les autres aspects des hostilités actuellement en cours, notamment d’éventuels crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Concernant l’existence d’un différend, à savoir d’« un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts » entre des parties (CPJI, Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt du 30 août 1924, p. 11), la Cour constate, au regard des accusations de génocide formulées par l’Afrique du Sud et des récusations d’Israël, que les points de vue nettement opposés exprimés par les deux États sont constitutifs d’un différend. En conséquence, elle confirme sa compétence prima facie en vertu de l’article IX de la Convention sur le génocide (§§ 31-32).
Concernant la qualité pour agir de l’Afrique du Sud, non contestée par Israël, la Cour rappelle, comme elle l’a fait dans l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar) (arrêt du 22 juillet 2022, §§ 107-108), que tous les États parties à la Convention sur le génocide ont « un intérêt commun à veiller à ce que le génocide soit prévenu, réprimé et puni ». Cet intérêt commun implique des obligations erga omnes partes, autrement dit des obligations dues par tout État partie à tous les autres États parties. Dès lors, à l’instar de tout État partie, l’Afrique du Sud « peut invoquer la responsabilité d’un autre État partie, notamment par l’introduction d’une instance devant la Cour, en vue de faire constater le manquement allégué de ce dernier à des obligations erga omnes lui incombant » (§ 33).
Concernant les droits dont la protection est recherchée et le lien entre ces droits et les mesures demandées, la Cour rappelle que son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires vise à sauvegarder, dans l’attente d’une décision sur le fond, les droits revendiqués par chacune des parties. Aussi, à l’instar de l’affaire sur les Allégations de génocide au titre de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie) (ordonnance du 16 mars 2022, §§ 50-51), elle ne peut exercer ce pouvoir que si les droits dont le demandeur sollicite la protection sont plausibles et qu’il existe un lien entre ces droits et les mesures conservatoires demandées.
Le génocide s’entendant d’actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe comme tel, la CIJ considère que « [l]es Palestiniens semblent constituer un “groupe national, ethnique, racial ou religieux” distinct », et, donc, un groupe protégé par la Convention sur le génocide (§ 45).
La Cour prend note des conséquences dramatiques de l’opération militaire conduite par Israël conduisant à une destruction généralisée de Gaza après l’attaque du 7 octobre 2023. Elle prend note également des nombreuses déclarations de responsables israéliens pouvant être interprétées comme alimentant une rhétorique « visiblement génocidaire et déshumanisante » (§ 53). Dès lors, la Cour considère qu’au moins certains des droits dont la protection est revendiquée par l’Afrique du Sud sont plausibles. « Il en va ainsi du droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide (…) et du droit de l’Afrique du Sud de demander qu’Israël s’acquitte des obligations lui incombant au titre de la convention » (§ 54). En outre, elle considère qu’il existe bien « un lien entre les droits revendiqués par la demanderesse que la Cour a jugés plausibles et au moins certaines des mesures conservatoires sollicitées » (§ 59).
Enfin, concernant les conditions d’un risque de préjudice irréparable et d’urgence qui déterminent l’indication de mesures conservatoires, la Cour s’est appuyée sur les déclarations de divers hauts responsables et organismes des Nations Unies exprimant leur vive inquiétude face à la situation à Gaza pour considérer qu’il y a effectivement « urgence, en ce sens qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits qu’elle a jugés plausibles, avant qu’elle ne rende sa décision définitive » (§ 74). À cet égard, la Cour admet que si certaines mesures prises par Israël – notamment pour améliorer les conditions de vie à Gaza ou engager des poursuites pénales contre ceux qui appelleraient à s’en prendre délibérément à la population civile – doivent être encouragées, elles ne suffisent pas à éliminer le risque d’un préjudice irréparable (§ 73).
L’indication de mesures conservatoires à une quasi-unanimité
Les conditions pour l’indication de mesures conservatoires étant réunies, la question la plus importante était pour la Cour de savoir quelles mesures indiquer dans l’attente de sa décision définitive. Sur ce point, la Cour précise que les mesures à indiquer ne doivent pas nécessairement être identiques à celles sollicitées (§ 77). Avant d’indiquer des mesures, elle tient également à rappeler, dans un remarquable obiter dictum qui vient s’intercaler à la fin de son analyse, que « toutes les parties au conflit dans la bande de Gaza [donc y compris le Hamas] sont liées par le droit international humanitaire », tout en appelant à la libération immédiate et inconditionnelle des otages encore détenus (§ 85).
Dans le dispositif (§ 86), la Cour indique six mesures conservatoires à une quasi-unanimité qui donne un poids certain à son ordonnance. Par 15 voix contre deux (la juge Sebutinde et le juge ad hoc Barak), la Cour indique : qu’Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission d’actes génocidaires à l’encontre des Palestiniens de Gaza ; qu’il doit veiller à ce que son armée ne commette aucun acte génocidaire ; qu’il doit prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux actes allégués entrant dans le champ d’application de la Convention sur le génocide ; et qu’il doit soumettre à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures prises pour appliquer la présente ordonnance dans un délai d’un mois.
Par ailleurs, par 16 voix contre une (la juge Sebutinde), la Cour indique encore : qu’Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des Palestiniens de la bande de Gaza ; et qu’il doit prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence.
La quasi-unanimité par laquelle a été adoptée l’ordonnance de la Cour est d’autant plus admirable que le conflit en toile de fond de cette affaire est particulièrement clivant. Précisons que la Cour ne comptant aucun juge de la nationalité de l’une ou l’autre partie au différend, chacune d’elles s’est prévalue du droit de désigner un juge ad hoc. L’Afrique du Sud a ainsi désigné M. Moseneke et Israël, M. Barak.
Outre 14 des 15 juges permanents de la Cour, y compris la présidente de la Cour, Mme Donoghue, de nationalité américaine, le juge ad hoc israélien Barak s’est également prononcé en faveur de deux mesures. Dans son opinion séparée, il critique la démarche judiciaire sud-africaine au détriment d’un dialogue diplomatique, soutient l’absence d’intention génocidaire, tout en affirmant son attachement aux impératifs humanitaires et regrettant une approche erronée de la Cour : « The Court’s approach opens the door for States to misuse the Genocide Convention in order to curtail the right of self-defence, in particular in the context of attacks committed by terrorist groups ».
La juge ougandaise se distingue, quant à elle, par le fait d’avoir été la seule à voter contre toutes les mesures proposées, considérant que le litige en cause est purement politique et que la Cour n’a pas compétence pour prendre position à ce sujet, ce qu’elle exprime dans son opinion dissidente en ces termes : « the dispute between the State of Israel and the people of Palestine is essentially and historically a political one, calling for a diplomatic or negotiated settlement, and for the implementation in good faith of all relevant Security Council resolutions by all parties concerned, with a view to finding a permanent solution whereby the Israeli and Palestinian peoples can peacefully coexist ».
Si les mesures indiquées par la Cour sont semblables à celles de son ordonnance de 2020 rendue dans l’affaire opposant la Gambie au Myanmar, quelques différences sont notables. Ainsi, plus explicitement que précédemment, la Cour demande à ce que soient prises toutes les mesures nécessaires pour prévenir et punir l’incitation directe et publique au génocide et à que soient mises en œuvre des mesures immédiates et efficaces en matière d’aide humanitaire. De même, si un rapport a été demandé au Myanmar dans le délai de quatre mois sur les mesures prises pour appliquer l’ordonnance de la Cour (puis tous les six mois jusqu’à ce que la Cour ait rendu sa décision définitive en l’affaire), ce délai est d’un mois seulement pour Israël.
En revanche, on note que la Cour n’a pas ordonné la première des mesures demandées par l’Afrique du Sud, à savoir qu’Israël suspende immédiatement ses opérations militaires à et contre Gaza. Ainsi, la Cour n’a-t-elle pas indiqué un cessez-le-feu, comme elle l’a fait dans son ordonnance de 2022 rendue dans l’affaire opposant l’Ukraine à Russie où, sur la même base de compétence constituée par la clause compromissoire de l’article IX de la Convention sur le génocide, elle avait indiqué que la Russie devait suspendre immédiatement les opérations militaires commencées le 24 février 2022 sur le territoire ukrainien. La Cour n’explique pas pourquoi elle considère ici qu’une ordonnance de cessez-le-feu ne serait pas appropriée. Il est cependant vrai que l’affaire Ukraine c. Russie est substantiellement différente de celle de l’Afrique du Sud c. Israël, le Hamas n’étant pas un État partie à l’instance et l’Afrique du Sud n’alléguant pas que la riposte israélienne serait fondée sur une interprétation erronée de la Convention sur le génocide.
Si la Cour a rappelé que les mesures conservatoires ont « un caractère obligatoire et créent donc des obligations juridiques internationales pour toute partie à laquelle ces mesures sont adressées » (§ 83), elles ne sont pas exécutoires, si bien que leur application dépend de la bonne foi des États. Quoi qu’il en soit, dans cette affaire comme dans d’autres – et alors qu’ont lieu du 19 au 26 février les audiences devant la CIJ concernant son avis consultatif sur les Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est –, la justice internationale devra aller de pair avec la poursuite des efforts diplomatiques pour parvenir à une paix durable.