La lutte à la corruption transnationale. Fighting transnational corruption

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Francesco Seatzu, La Convention des Nations Unies contre la corruption : Un instrument du droit pénal international ?

Nadja Capus, Le tribunal pénal : un écueil sur le cours du droit transnational de la lutte anticorruption ?

Valentina Zambrano, De la répression pénale au droit à la réparation des victimes de corruption : le sens juridique d’un changement de paradigme

Abdulhay Sayed, Les enjeux de la preuve de la corruption dans l’arbitrage international et le rôle des red flags

Introduction

La corruption est décidément un sujet à forte connotation transnationale, même si le terme en soi se prête difficilement à une définition, preuve en est que les rédacteurs de la Convention des Nations unies contre la corruption décidèrent de ne pas en inclure une dans le traité. Comme il a été relevé en doctrine, « the term represents an umbrella concept that encompasses a number of different criminal acts, each of which enjoys its own legal definition(s) »[1]. Mieux vaut alors se concentrer sur les formes que la corruption peut prendre, notamment la corruption active, la corruption passive, le détournement de fonds, le trafic d’influence, l’abus de fonctions et l’enrichissement illicite[2].

Cela dit, non seulement les États et les organisations internationales (notamment les Nations unies, l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE, ou la Banque mondiale[3]) contribuent à la définition et à la mise en œuvre des normes en matière de lutte contre la corruption, mais aussi des associations industrielles ‒ comme celles du secteur de l’extraction ‒, des organisations non gouvernementales, telles que Transparency International[4], ainsi que des sociétés multinationales jouent un rôle significatif dans l’évolution et le fonctionnement du cadre normatif, entendu au sens large.

Par ailleurs, il s’agit d’un cadre normatif plutôt hétérogène, composé, d’une part, de traités internationaux, comme, au niveau universel, la Convention des Nations unies contre la corruption[5], et, d’autre part, de textes régionaux, tels que la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales[6], la Convention pénale sur la corruption[7] et la Convention civile sur la corruption du Conseil de l’Europe[8], ou encore la Convention de l’Union africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption[9].

Au niveau national, presque tous les États ont adopté des actes législatifs ou d’une autre nature pour lutter contre la corruption sous toutes ses formes. Le plus célèbre d’entre eux est probablement le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), promulgué aux États-Unis en 1977[10].

Enfin, en ce qui concerne les instruments non contraignants, il convient de rappeler les 40 Recommandations du Groupe d’action financière (GAFI)[11], la Recommandation du Conseil de l’OCDE relative aux lignes directrices sur l’intégrité et la lutte contre la corruption dans les entreprises publiques[12], la norme mondiale pour la bonne gestion des ressources pétrolières, gazières et minières établie dans le cadre de l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (EITI)[13], ainsi que, en ce qui concerne la Banque mondiale, les Guidelines on Preventing and Combating Fraud and Corruption in Projects Financed by IBRD Loans and IDA Credits and Grants[14].

Aujourd’hui, la corruption transnationale est l’ennemi juré des gouvernements et des organisations internationales, du moins dans les instruments juridiques et les déclarations formelles. Le préambule de la Convention des Nations unies contre la corruption, qui compte désormais 191 parties, s’ouvre par la reconnaissance de :

la gravité des problèmes que pose la corruption et de la menace qu’elle constitue pour la stabilité et la sécurité des sociétés, en sapant les institutions et les valeurs démocratiques, les valeurs éthiques et la justice et en compromettant le développement durable et l’état de droit.

Sur la même longueur d’onde, l’OCDE a souligné que :

la corruption nuit aux institutions démocratiques et à la gouvernance d’entreprise. Elle décourage l’investissement et fausse les conditions de la compétitivité internationale. Au-delà des répercussions économiques, la corruption peut avoir des effets nuisibles, allant de la fragilisation de la stabilité mondiale, au manque d’application des normes environnementales et des droits du travail, en passant par la fourniture de biens de moindre qualité, entre autres.[15]

Par ailleurs, le Conseil des droits de l’homme a régulièrement dénoncé le fait que l’impact négatif de la corruption va bien au-delà des seules conséquences économiques, compromettant gravement la protection des droits de l’homme. Selon le Conseil,

Les risques de corruption dans les activités d’une entreprise, liés aux chaînes d’approvisionnement, à des partenariats ou à l’activité dans des pays touchés par la corruption, signifient que les risques ne se limitent pas à la corruption, soit par l’intermédiaire d’une entreprise ou de ses agents ou de ses partenaires commerciaux, mais qu’il existe aussi un risque plus élevé de violations des droits de l’homme.[16]

Le Parlement de l’Union européenne, pour sa part, n’a pas hésité à proclamer, dans le cadre de la Convention des Nations unies contre la corruption, que « [f]ighting corruption is a fundamental precondition for upholding the rule of law, peace and security, achieving sustainable development and respect for human rights and fundamental freedoms »[17]. Cependant, dans la récente directive sur le devoir de vigilance des entreprises, la corruption n’apparaît que dans les considérants qui précèdent les articles substantiels[18].

Plus récemment encore, la lutte contre la corruption a connu un revers avec l’adoption, par le président des États-Unis, d’un Executive Order suspendant, pendant 180 jours, l’ouverture de nouvelles enquêtes ou mesures d’application de la FCPA, sauf exceptions déterminées par le procureur général[19]. L’objectif de cette décision est la préservation de l’autorité du président « to conduct foreign affairs and advance American economic and national security by eliminating excessive barriers to American commerce abroad[20] ». À propos de la FCPA, le président déclara :

It sounds good on paper, but in [practice] it’s a disaster. […] It means that if an American goes over to a foreign country and starts doing business over there legally, legitimately or otherwise, it’s almost a guaranteed investigation, indictment and nobody wants to do business with the Americans because of it.[21]

Cette décision représente « a significant shift[22] » pour un pays traditionnellement considéré comme l’un des plus engagés dans la lutte contre la corruption[23]. Pas plus tard qu’en octobre 2024, l’application de la FCPA a permis de révéler une fraude criminelle impliquant Raytheon, au détriment du gouvernement américain, dans le cadre de contrats portant sur des systèmes militaires critiques, ainsi que l’obtention de marchés au Qatar grâce à des pratiques de corruption. Selon le Department of Justice,

Such corrupt and fraudulent conduct, especially by a publicly traded U.S. defense contractor, erodes public trust and harms the DOD, businesses that play by the rules, and American taxpayers. Today’s resolutions, with criminal and civil recoveries totalling nearly $1 billion, reflect the Criminal Division’s ability to tackle the most significant and complex white-collar cases across multiple subject matters.[24]

Avec référence à un tel cadre normatif, le symposium n’a pas l’ambition d’offrir un traitement systématique du sujet. Plutôt, il propose quatre contributions hétérogènes en ce qui concerne le focus, mais également intéressantes pour comprendre certains aspects fondamentaux de la lutte contre la corruption dans une optique transnationale.

Ces contributions s’interrogent sur plusieurs questions, à partir de l’utilisation de la Convention des Nations unies contre la corruption comme instrument du droit pénal international, avec référence aux mesures préventives, aux mécanismes de contrôle et aux mesures correctives. La pénétration des normes internationales dans les juridictions étatiques, avec l’adoption de mesures de coordination voire de concurrence, ainsi que la participation de sujets non étatiques, génère de nombreuses formes d’interaction entre les différentes forces, les tribunaux nationaux jouant à la fois le rôle de canalisateurs et celui de perturbateurs. Une telle interaction n’est pas toujours harmonieuse, comme le démontre, par exemple, la tension entre justice négociée (notamment les accords de non-poursuite ou de poursuite différée) et procédures juridictionnelles. Toujours dans une perspective de droit pénal, il ne s’agit plus seulement de prévenir et de réprimer les actes de corruption, mais aussi de reconnaître aux victimes de ces actes un droit à réparation et de créer les mécanismes nécessaires à la mise en œuvre effective de ce droit.

Enfin, la question des règles applicables à la preuve de la corruption dans l’arbitrage international, ainsi que ses implications au niveau procédural, mérite une attention particulière, compte tenu de l’exigence de préserver l’intégrité du commerce international et des investissements étrangers, sans compromettre les garanties concernant le procès équitable.

[1] Cecily Rose, International Anti-corruption Norms (Oxford: OUP, 2015) 7.

[2] Voir Susan Rose-Ackerman, Bonnie J. Palikfa, Corruption and Government. Causes, Consequences and Reform, 2nd ed. (Cambridge: CUP, 2016) 7 ss.

[3] World Bank, Enhancing Government Effectiveness and Transparency: The Fight Against Corruption (2020), https://documents1.worldbank.org/curated/en/235541600116631094/pdf/Enhancing-Government-Effectiveness-and-Transparency-The-Fight-Against-Corruption.pdf

[4] Transparency International, The Anti-corruption Plain Language Guide (2009).

[5] Conclue le 31 octobre 2003, entrée en vigueur le 14 décembre 2005, 2349 UNTS 41. Voir en doctrine Cecily Rose, Michael Kubiciel, Oliver Landwehr (eds.), The United Nations Convention Against Corruption: A Commentary (Oxford: OUP 2019).

[6] Conclue le 17 décembre 1997, entrée en vigueur le 15 février 1999, OECD/LEGAL/0293, https://legalinstruments.oecd.org/fr/instruments/OECD-LEGAL-0293

[7] Conclue le 27 janvier 1999, entrée en vigueur le 1er juillet 2002, STE No 173, https://www.coe.int/fr/web/conventions/full-list?module=treaty-detail&treatynum=173

[8] Conclue le 4 novembre 1999, entrée en vigueur le 11 novembre 2003, STE No 174, https://www.coe.int/fr/web/conventions/full-list?module=treaty-detail&treatynum=174

[9] Conclue le 1 juillet 2003, entrée en vigueur le 5 aout 2006, au.int/fr/treaties/convention-de-lunion-africaine-sur-la-prevention-et-la-lutte-contre-la-corruption

[10]15 U.S.C. §§ 78dd-1, et seq., https://www.justice.gov/sites/default/files/criminal-fraud/legacy/2012/11/14/fcpa-english.pdf

[11] Voir https://www.fatf-gafi.org/fr/Sujets/recommandations-du-GAFI.html

[12]Adoptée le 22 mai 2019, OECD/LEGAL/0451, https://legalinstruments.oecd.org/fr/instruments/OECD-LEGAL-0451

[13] Norme ITIE 2023, https://eiti.org/sites/default/files/2024-06/Norme%20ITIE%202023_Parties1-2-3.pdf. Voir en doctrine Rose, note 1, chapitre 4.

[14] Adoptées le 1 janvier 2011, https://documents.banquemondiale.org/fr/publication/documents-reports/documentdetail/551241468161367060

[15] OCDE, Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales sur la conduite responsable des entreprises (Paris, 2023), par. 87. Selon la Chambre International du Commerce « [f]ighting corruption […] is at the core of corporate responsibility and good corporate governance », International Chamber of Commerce, Rules on Combating Corruption, 2011 Edition, Preface. Voir également les décisions de plusieurs tribunaux arbitraux, par exemple : World Duty Free Company v Republic of Kenya, ICSID ARB/00/7, Award, 4 October 2006, para 157: « bribery is contrary to the international public policy of most, if not all, States or, to use another formula, to transnational public policy »; Republic of Croatia v. MOL Hungarian Oil and Gas Company Plc, PCA 2014-15, Final Award, 23 December 2016, para 95, « corruption is a cancer that eats into the body politic ».

[16] Conseil des droits de l’homme, L’interdépendance entre la problématique des entreprises et des droits de l’homme et les objectifs de lutte contre la corruption Rapport du Groupe de travail sur la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, A/HRC/44/43, 17 juin 2020, par. 47.

[17] Conference room paper submitted by the European Union: EU contribution to the outcome document of the Special Session of the UN General Assembly on corruption, CAC/COSP/2019/CRP.6, 17 December 2019, p. 2.

[18] Directive (UE) 2024/1760 du Parlement Européen et du Conseil du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, Série L, 5.7.2024, p. 1, par. 36.

[19] Executive Order, Pausing Foreign Corrupt Practices Act Enforcement to Further American Economic and National Security, 10 February 2025, https://www.whitehouse.gov/presidential-actions/2025/02/pausing-foreign-corrupt-practices-act-enforcement-to-further-american-economic-and-national-security/

[20] Section 1, in fine.

[21] Steff Chávez, Stefania Palma, Donald Trump to halt enforcement of law banning bribery of foreign officials, Financial Times, 11 February 2025 (italique ajouté).

[22] K. Clark et al, ‘Takeaways from the Pause on Foreign Corrupt Practices Act Enforcement’, Harvard Law School Forum on Corporate Governance, 24 February 2025, https://corpgov.law.harvard.edu/2025/02/24/takeaways-from-the-pause-on-foreign-corrupt-practices-act-enforcement

[23] Voir David Metcalfe, ‘The OECD against Criminal Bribery: An Analytical Negotiation Perspective’, 5 International Negotiations (2000) 129; Mike Koehler, ‘Has the Foreign Corrupt Practices Act Been Successful in Achieving Its Objectives?’, 4 University of Illinois Law Review (2019) 101. Sur la politique anti-corruption des États-Unis, voir Brief Joseph E. Stiglitz as Amicus Curiae in support of Petitioners, Kiobel v. Royal Dutch Petroleum Co., 569 U.S. 108 (2013), https://tile.loc.gov/storage-services/service/ll/usrep/usrep569/usrep569108/usrep569108.pdf

[24]https://www.justice.gov/archives/opa/pr/raytheon-company-pay-over-950m-connection-defective-pricing-foreign-bribery-and-export#:~:text=Raytheon%20Company%20(Raytheon)%20%E2%80%94%20a,defective%20pricing%20on%20certain%20government