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1. Naguère, le droit des conflits armés ou droit international humanitaire était pour ainsi dire d’un côté « déconfiné » et de l’autre « confiné ». Se dessinait ainsi un contraste marqué, pour ne pas dire épique, entre un corps de droit (conflits armés internationaux) et un autre corps de droit (conflits armés non internationaux). Le premier était par essence « déconfiné », c’est-à-dire sans confins, sans frontières, sans limes. La guerre ou le conflit armé saisissait tout le territoire des Etats belligérants. Et l’action belliqueuse se déroulait en projection sur le territoire de l’autre : le belligérant A ne bombardait pas en premier lieu son territoire (sauf éventuellement s’il se trouvait sous contrôle ennemi), mais le territoire de l’autre belligérant B ou des autres belligérants A, B, C, D….
C’est dire que le droit des conflits armés internationaux a depuis toujours été un corps du droit international assis et perché sur l’extraterritorialité. Par sa marque étatique, ce corps n’était toutefois pas transnational ; il était essentiellement international. Depuis 1949, il s’est fait jour un droit des conflits non internationaux. Ce corps juridique était censé réguler un tant soit peu le domaine des « guerres civiles », qui n’est pas un terme juridique. Ce nouveau droit des conflits armés était à l’époque né et perçu sous l’étoile d’une territorialisation. Les conflits visés étaient ceux que combattaient des rebelles contre le gouvernement étatique. La participation de combattants étrangers (comme dans la guerre d’Espagne) n’était pas censée altérer ce « confinement » territorial.
Les relations juridiques pertinentes étaient par conséquent celles qui avaient lieu sur le territoire en butte à la guerre civile. Le texte de l’article 3 commun des Conventions de Genève de 1949 (ci-après CG) en porte la trace : il contient les termes « sur le territoire d’une Haute Partie Contractante ». Si rien ne force à lire – surtout de nos jours – ces mots comme opérant un confinement territorial (il peut en effet s’agir simplement d’une question de droit des traités : seuls les territoires des parties aux CG sont couverts par celles-ci), il semble bien qu’en 1949 ils exprimassent au moins aussi cette idée dominante : la guerre civile est territorialement confinée. L’article 1 du Protocole additionnel II de 1977 (ci-après PA II) réitère cette approche « confinante ». Son paragraphe 1 contient les mots « qui se déroulent sur le territoire d’une Haute Partie contractante ». Le CICR interprète encore de nos jours cette disposition comme impliquant que seuls ces conflits armés territorialisés sont couverts par le PA II.
2. De nos jours, le droit des conflits armés est entré dans une troisième phase. Le droit des conflits armés internationaux est certes resté pareil à lui-même. Il demeure ancré dans le « déconfinement » et l’internationalisme. Le droit des conflits armés non internationaux a au contraire évolué. Au paradigme d’après-guerre de la guerre civile territorialisée, qui continue à exister, est venue se joindre une nouvelle réalité, celle des conflits armés transnationaux. Dans ces cas, un Etat intervient militairement contre des groupes armés de tout type sur le territoire d’un autre Etat (et non pas sur le sien).
C’est dire que le droit des conflits armés non internationaux s’est désormais « déconfiné » : il existe des conflits armés transfrontière, qui, par la nature des acteurs en lice, à savoir un Etat et un groupe armé, tombent sous la houlette du « transnational » en sortant du giron de l’« international ». Là où auparavant il y avait sur ce point un contraste par « croisement », il y a désormais un « alignement » partiel. A bien y regarder, l’alignement n’est pas total : le droit des conflits armés internationaux reste « international », alors que le droit des conflits armés non internationaux est devenu en partie « transnational ».
Pour rappel, dans le domaine « international » deux ou plusieurs Etats se font face ; dans le domaine du « transnational », au contraire, un Etat est confronté à un groupe armé, ou alors plusieurs groupes armés sont en lice. Ce qui reste commun aux deux situations est le « déconfinement » au sens indiqué, c’est-à-dire l’oblitération de la frontière étatique.
3. Il a été dit que ce droit des conflits armés transnationaux nouveau, développé surtout après les attentats du 11 septembre et la « guerre contre le terrorisme », pose des défis au DIH traditionnel ; il a été souligné que ce dernier n’est plus adapté, qu’il n’épouse plus sans failles les contours et dès lors les besoins charriés par des situations de combat inédites. Ce n’est pas le lieu ici de retracer ces débats méandreux et multiples. On peut se borner à rappeler quelques aspects en une majeure et une mineure. La majeure concerne les auteurs (point trop nombreux), qui ont estimé que l’ancien droit n’était plus adapté aux nouveaux besoins et qu’il fallait dessiner un nouveau, troisième corps, de DIH. Il y aurait donc un droit pour les conflits armés internationaux, un droit pour les conflits armés non internationaux et un droit pour les conflits armés transnationaux.
Le droit des conflits armés transnationaux tiendrait compte du déconfinement et de certaines réalités liées à celui-ci : les possibilités factuelles très diverses entre l’Etat intervenant et les groupes armés ciblés ; le niveau de basse intensité qui caractérise souvent ces situations et ses conséquences sur la qualification du conflit ; la relation de ces conflits avec d’autres conflits armés non internationaux sur lesquels ils se greffent le plus souvent ; etc. (cf. S. Sivakumaran, The Law of Non-International Armed Conflict, Oxford, 2012, p. 228ss).
La plus grande partie de la doctrine estime à juste titre que le droit traditionnel des conflits armés non internationaux peut s’appliquer sans encombre significatif à ces conflits armés transnationaux. La mineure concerne au contraire une qualification nouvelle des conflits dans ces cas de transnationalité. Selon le CICR et certains auteurs, lorsqu’un Etat intervient contre un groupe armé sur le territoire d’un Etat tiers avec le consentement de ce dernier, il n’existerait qu’un conflit armé non international entre l’Etat intervenant et le groupe armé ciblé. Au contraire, lorsqu’un Etat intervient de la même manière sur un territoire étranger mais sans le consentement de l’Etat tiers, la qualification du conflit se diviserait.
Il y aurait d’un côté un conflit armé non international entre l’Etat intervenant et le groupe armé et de l’autre côté un conflit armé international entre l’Etat intervenant et l’Etat tiers (puisque le territoire de ce dernier est frappé de manière hostile, justement sans son consentement). La division du droit applicable à un même événement (par exemple un bombardement d’un camp rebelle) ne pose pas de problèmes tangibles tant que le droit des conflits armés internationaux et non internationaux sont basés sur la même réglementation, ce qui est le cas d’un nombre important de règles relatives à la conduite des hostilités. Toutefois, cette division du droit applicable à un même acte hostile pose une série de problèmes mal maîtrisés et apparaît pour le moins comme problématique (cf. R. Kolb, « Le droit international comme corps de ‘droit privé’ et de ‘droit public’ : cours général de droit international public », RCADI, vol, 409, 2021, p. 521ss).
4. En somme, l’évolution structurelle suivante se dessine : (1) le droit des conflits armés classique (pré-1949) était unique, il ne contenait qu’un corps de droit, le droit de la guerre, qui ne visait que les conflits armés internationaux ; ce droit était « international » au sens d’inter-étatique. (2) Le droit des conflits armés d’après-guerre, sous le houlette des CG, était un droit « croisé » : déconfiné et international pour les conflits armés internationaux, ainsi que confiné et territorialisé pour les conflits armés non internationaux. (3) Le droit des conflits armés actuel est un droit aligné sur le « déconfinement » au sens sus indiqué, et par ailleurs il est en triptyque : « international » pour les conflits armés internationaux, « territorial » ou « transnational » pour les conflits armés non internationaux. Quoi qu’il en soit, on constate qu’une dimension transnationale est venue se faire jour dans un droit des conflits armés constamment en évolution, comme toutes les choses de la vie.