Claudio Di Turi, Université de Calabre
Le 13 novembre 2023, le Conseil d’administration de l’Organisation internationale du Travail (OIT) (organe exécutif de cette Organisation internationale), a adopté une résolution conformément à l’art. IX de l’Accord de liaison entre l’OIT et l’Organisation des Nations Unies de 1946 et à la Résolution de 1949 de la Conférence internationale du Travail (organe plénier): par cette résolution, il a demandé à la Cour internationale de Justice de donner un avis consultatif en application de l’article 65 de son Statut et de l’article 103 de son Règlement. En ce qui concerne l’objet de ladite résolution, elle porte sur l’interprétation de la convention OIT n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948.
L’OIT est une Agence spécialisée des Nations Unies établie en 1919 immédiatement après la fin de la première guerre mondiale dans le but d’améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs: en vertu de l’article 96, paragraphe 2, de la Charte des Nations Unies, cette organisation internationale peut demander à la Cour de justice de La Haye de se prononcer sur des questions qui se posent dans le cadre de son activité. En particulier, c’est la première fois que l’OIT utilise l’art. 37 (par. 1) de son Statut aux termes duquel les questions relatives à l’interprétation des conventions conclues par les Membres «seront soumises à l’appréciation de la Cour internationale de justice». Par contre, dans le cadre de la Société des Nations, l’OIT a adressé six demandes d’avis à la Cour permanente de Justice internationale, bien qu’une seule d’entre elles concernait l’interprétation d’une convention (la Convention de 1919 sur le travail de nuit des femmes).
D’un point de vue procédural, le Conseil d’administration a demandé à la Cour dans la résolution précitée d’admettre à la procédure également les organisations internationales de deux catégories professionnelles qui ont un statut consultatif général auprès de l’OIT, et ceci à la lumière des articles 66 du Statut et 105 du Règlement de la Cour. Compte tenu de la composition singulière de cet organe au sein duquel, en hommage au tripartisme institutionnel, siègent des représentants des États, des employeurs et des travailleurs (cas unique dans le panorama des organisations internationales), la Cour dans son ordonnance du 16 novembre 2023 en a décidé ainsi. Par conséquence, elle a invité certaines instances (telles que la Confédération syndicale internationale, la Fédération syndicale mondiale, l’Organisation internationale des employeurs, Organisation de l’Unité syndicale africaine, Alliance coopérative internationale, Affaires Afrique) à soumettre des exposés écrits dans les délais qu’elle établira).
En ce qui concerne le contenu matériel de la résolution du Conseil d’administration, le document précise que les organes de contrôle des obligations assumées par les Etats membres de l’OIT «ont systématiquement observé que le droit de grève est un corollaire de la liberté syndicale, qui constitue un droit fondamental». Ensuite, l’organe administratif déclare être « [c]onscient qu’il existe entre les mandants tripartites de l’Organisation […] un désaccord profond et persistant au sujet de l’interprétation de la convention», et des «incidences que cette difficulté d’interprétation (ont) sur le fonctionnement de I’OIT et la crédibilité de son système normatif».
Ces quelques prémisses faites, le Conseil d’administration souhaite que «cette difficulté soit résolue conformément à la Constitution de I’OIT».
C’est donc dans ce contexte que le Conseil d’administration a demandé à la Cour de se prononcer sur la question de savoir si « Le droit de grève des travailleurs et de leurs organisations est-il protégé par la convention (no 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948 ? ».
En droit international, il existe un certain nombre d’instruments de nature contraignante, relevant d’expériences juridiques diversifiées, qui protègent le droit de grève des travailleurs, bien que sous des formes et des manières fort différentes. Ainsi, l’art. 8, paragraphe 1, point d), du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels reconnaît le droit de grève «conformément aux lois de chaque pays», tout autant que l’article 28 de la Charte des droits de l’Union européenne (2000) et l’article 35 de la Charte arabe des droits de l’homme (2004). D’autre part, le Protocole de San Salvador à la Convention américaine relative aux droits de l’homme dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels de 1988 consacre le droit de quo de façon absolue, tandis que la Charte sociale européenne révisée (article 6) le protège dans le cadre du droit de négociation collective. En ce qui concerne le Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association, M. Kiai, dans un rapport récent, il a fait valoir que « Le droit de grève est établi en droit international depuis des décennies, dans des instruments internationaux et régionaux […] (il) a, de fait, intégré le droit international coutumier ».
Il est donc surprenant qu’un dépit du large éventail des instruments conventionnels décrits ci-dessus, dans le cadre de l’OIT il n’existe pas de norme établissant de manière explicite le droit de grève : ceci est d’autant plus étonnant si l’on songe au fait que la convention n° 87 est l’un des huit instruments conventionnels faisant états des droits fondamentaux de l’homme dans le domaine du travail. Ceux-ci, d’ailleurs, sont réaffirmés dans la très connue Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail et son suivi (1998) (J.R. Bellace, L’OIT et le droit de grève , Revue internationale du Travail, 2014, vol. 153, n° 1, pp. 31 et suiv. ; T. Novitz, La protection internationale et européenne du droit de grève – Une étude comparative des normes établies par l’Organisation internationale du travail, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, Oxford 2003, p. 212).
L’absence d’une disposition claire consacrant le droit de grève dans l’ordre juridique de l’OIT, explique ainsi l’opposition acharnée entre les représentants des employeurs et des travailleurs qui, depuis une décennie, caractérise – de manière négative – l’activité de l’Organisation internationale, cette difficulté empêchant le bon déroulement de sa fonction normative (élaboration de Conventions et de recommandations internationale en matière de travail) et de contrôle de leur respect.
Ainsi qu’il ressort du dossier soumis à la Cour par le Conseil d’administration de l’OIT (voir ici, ici et ici), le contraste entre ces deux composantes de cette Agence spécialisée remonte à 2012 : en ce moment-là, les employeurs ont commencé à contester l’existence même du droit de grève en tant que règle sous-jacente aux conventions n° 87 et 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective ainsi que l’activité interprétative à cet égard menée par l’un des organes de contrôle, la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations. Cette critique s’appuyait, en particulier, sur le caractère juridique des opinions exprimées par cet organisme de plus en plus assimilées à une sorte de « quasi-jurisprudence ». Il est possible d’estimer que l’affrontement qui a lieu au sein de l’OIT dénote une volonté de peser politiquement les rôles réspectifs des employeurs et des travailleurs et de la place même de la fonction de contrôle, mais il n’appartient pas à la Cour de trancher le différend entre ces deux composantes dans un sens autre que celui inhérent à la fonction juridictionnelle, à savoir celui relatif à l’interprétation et à l’application du droit. Ce qui est certain, c’est qu’en vertu de l’art. 37, al. 1 du Statut de l’OIT, tel qu’interprété par le Conseil d’administration dans un rapport adopté avant la présentation de la demande à la Cour, l’avis de celle-ci sera contraignant pour les parties au différend (p. 49).
Il semble maintenant approprié de prononcer un dernier mot sur la Cour, appelée à trancher un véritable «différend» entre les employeurs et les travailleurs. J’estime que, par l’avis qu’elle est appelée à donner, la Cour aura l’occasion d’apporter sa contribution au débat sur la portée des droits fondamentaux dans le domaine du travail, à savoir: la liberté d’association et la reconnaissance effective du droit de négociation collective; l’élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire; l’abolition effective du travail des enfants; l’élimination de la discrimination en matière d’emploi et de profession. Depuis longtemps désormais, la promotion de ceux droits qui sont consacrés dans les principales Conventions de l’OIT, ainsi que dans d’importantes Déclarations telles que la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail (précitée), la Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable et la stratégie Travail décent (2008), se trouve au cœur de son action. De ce fait, l’avis de la Cour – quel qu’il en soit la portée- va éclairer de façon au moins indirecte le rôle de ces droits et principes non seulement en ce qui concerne les relations de travail mais aussi- ce qui est autant important- leur place dans le processus de mondialisation économique.