L’interdiction et la répression de la torture dans le système africain des droits de l’homme: utopie ou mauvaise foi des États?

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Introduction

Considérés comme faisant partie des pires atteintes à l’intégrité et à la dignité de l’être humain, la torture et les autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants font l’objet d’une interdiction universelle et absolue. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États ont consacré la prohibition de la torture aussi bien au niveau international [1] qu’au niveau des systèmes régionaux des droits de l’homme[2], ce qui traduit l’attachement profond de la communauté internationale à la sauvegarde de la dignité humaine[3]. Cette proscription s’applique en toutes circonstances, autrement dit en temps de paix comme en temps de guerre[4], sans qu’aucune dérogation ne soit acceptée, qu’il s’agisse de l’invocation de l’intérêt général et de la sécurité nationale ou de la dangerosité de la victime et de la gravité de ses crimes.

Bien que la torture soit souvent associée aux peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ces derniers ne font l’objet d’aucune définition précise dans les instruments internationaux[1]. De la jurisprudence, il est cependant possible de déduire, d’une part, que ces peines ou traitements impliquent l’humiliation ou l’avilissement. Ils renvoient à un éventail de pratiques de nature à susciter chez la victime des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à l’humilier et à l’avilir, ou de nature à briser sa résistance physique ou morale[2] ou à la conduire à se comporter d’une manière contraire à sa volonté ou à sa conscience[3]. D’autre part, les peines ou traitements inhumains doivent atteindre un degré minimal de gravité, en provoquant des lésions corporelles ou des souffrances morales intenses, sans être nécessairement délibérées ou infligées dans un but précis[4].

Dans le cas de la torture, il s’agit de la forme la plus grave de ces pratiques, infligée délibérément et intentionnellement. Selon l’article 1er de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984 – qui demeure le traité international phare en la matière – le terme torture désigne: ‘tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles’.

Selon cette définition, quatre critères cumulatifs sont essentiels pour qualifier un acte de torture : un degré élevé de douleur ou de souffrances physiques ou mentales ; un caractère intentionnel excluant la simple négligence ; la poursuite d’un but précis, tel que l’obtention d’informations ou d’aveux, la punition ou l’intimidation ; et l’implication d’un agent de la fonction publique ou de toute autre personne agissant dans l’exercice de ses fonctions officielles, à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite, alors que la victime est sous sa garde ou sous son contrôle[5]. En ce sens, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (Commission ADHP) a déclaré que, en dépit de l’absence de définition de la notion de torture dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981 (Charte ADHP, également connue sous le nom de Charte de Banjul), la torture implique des souffrances physiques et/ou psychologiques aiguës destinées à humilier l’individu ou à le forcer à agir contre sa volonté ou sa conscience[1], des éléments objectifs et subjectifs devant être pris en compte[2].

L’importance de cette interdiction a conduit à sa reconnaissance[3] comme norme impérative ou de jus cogens[4] du droit international général. Autrement dit, tous les États, qu’ils aient ou non ratifié les traités pertinents, sont tenus de respecter l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants. En ce sens, dans l’affaire Furundžija, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a proclamé en 1998 qu’’[e]n raison de l’importance des valeurs qu’il protège, ce principe est devenu une norme impérative ou jus cogens, c’est-à-dire une norme qui se situe dans la hiérarchie internationale à un rang plus élevé que le droit conventionnel et même que les règles du droit coutumier “ordinaire”‘[5]. Et d’en déduire que ‘la valeur de jus cogens de l’interdiction de la torture rend compte de l’idée que celle-ci est désormais l’une des normes les plus fondamentales de la communauté internationale’[6].

Dans le sillage du TPIY, cette consécration a été confirmée par la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) qui, en 2001, dans l’affaire Al-Adsani c. Royaume-Uni, a admis que ‘l’interdiction de la torture est devenue une règle impérative du droit international’[7], ainsi que par la Cour interaméricaine des droits de l’homme (Cour IDH) qui, en 2003, dans l’affaire Maritza Urrutia c. Guatemala, a précisé que toutes les formes de torture, tant physiques que psychologiques, font l’objet d’une interdiction absolue et indérogeable appartenant aujourd’hui au domaine du jus cogens, de sorte que celle-ci ne peut être suspendue même dans les circonstances les plus difficiles, telles que la guerre, la lutte contre le terrorisme, l’état de siège ou d’urgence ou d’autres calamités nationales[1]. De même, la Cour internationale de Justice (CIJ) a reconnu en 2012, dans l’affaire des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader, que ‘l’interdiction de la torture relève du droit international coutumier et elle a acquis le caractère de norme impérative (jus cogens). Cette interdiction repose sur une pratique internationale élargie et sur l’opinio juris des États. Elle figure dans de nombreux instruments internationaux à vocation universelle (…), et elle a été introduite dans le droit interne de la quasi-totalité des États ; enfin, les actes de torture sont dénoncés régulièrement au sein des instances nationales et internationales’[2]. C’est dans le même sens que les Chambres africaines extraordinaires, dans l’affaire Hissène Habré, ont également proclamé en 2016 que ‘cette prohibition absolue, à laquelle il ne peut être dérogé en aucun cas, est énoncée en de nombreux instruments internationaux’, constituant désormais une norme coutumière et de jus cogens[3].

Dans le système africain des droits de l’homme, si la prohibition de la torture n’a pas été explicitement consacrée comme une norme impérative[4], elle s’insère néanmoins comme une norme absolue[5] dans un cadre normatif et institutionnel qui contraste fortement avec l’ampleur des violations constatées. Compte tenu de ce contraste, et du recours par les États à la pratique de la torture et autres traitements cruels, il convient de se demander si l’interdiction et la répression de la torture relèvent d’une utopie ou si elles mettent en exergue la mauvaise foi des États qui ne respectent pas leurs obligations internationales. Ce questionnement nous amènera, tour à tour, à exposer le cadre normatif et institutionnel visant à lutter contre ce fléau en Afrique, à présenter un panorama de la situation sur le continent africain, à pointer du doigt les défaillances nationales dans la mise en œuvre, pour terminer par la proposition de recommandations.

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