Le 24 mai 2022, la Suisse et l’Indonésie ont conclu l’Accord entre le Conseil fédéral suisse et le Gouvernement de la République d’Indonésie concernant la promotion et la protection réciproque des investissements (pas encore en vigueur). Ce traité représente le retour à cet instrument juridique par la Suisse et l’Indonésie, respectivement après 8 ans (le dernier ayant été conclu le 3 juin 2014 avec la Géorgie) et 3 ans (le dernier ayant été conclu le 24 juillet 2019 avec les Émirats arabes unis). Il offre l’occasion pour une réflexion pour ce qui est de la modernisation des traités en matière d’investissements étrangers.
Les traités bilatéraux sont l’instrument par définition dans le complexe cadre juridique en matière d’investissements étrangers. Selon la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), 2220 de ces traités seraient aujourd’hui en vigueur. Il s’agit sûrement d’un chiffre remarquable, même si au cours de ces dernières années ces traités ont perdu la popularité dont ils ont longtemps joui.
Traditionnellement, ces traités étaient plutôt rudimentaires. Le traité entre la Suisse et la Géorgie (2014), par exemple, contient précisément 14 articles y compris les dispositions finales, contre 44 articles et deux annexes dans celui entre la Suisse et l’Indonésie (2022). Mais il ne s’agit pas simplement d’une différence numérique. Le deuxième traité présente plusieurs nouveautés qui répondent au criticisme exprimé à l’égard des traités traditionnels, notamment leur caractère fortement déséquilibré en faveur de l’investisseur, la protection inadéquate du droit de l’état de règlementer, et les défectuosités de l’arbitrage.
Les traités sur les investissements ont une nette dimension transnationale. Quoique conclus entre états et compris dans la définition de traité au sens de la Convention de Vienne sur le droit des traités, ils concernent essentiellement la relation juridique entre un état et les investisseurs d’un autre état. Ces derniers sont les vrais bénéficiaires de ces traités.
La dimension transnationale est démontrée, en particulier, par une des obligations fondamentales contenues dans ces traités, celle de traiter les investissements de façon juste et équitable. Face à un texte extrêmement vague, des dizaines de tribunaux arbitraux ont progressivement construit la signification de cette obligation en appliquant des principes concrets, systématiquement utilisés par les tribunaux nationaux de la généralité des états, souvent accompagnés par des références aux expectations légitimes des investisseurs. Ces principes concrets ont finalement trouvé leur place dans plusieurs traités d’investissement conclus récemment.
Or, l’article 4 du traité entre la Suisse et l’Indonésie comprime sensiblement la portée du traitement auquel les investisseurs ont droit. En ligne avec la pratique récente de plusieurs états, comme par exemple l’Inde, ainsi que certaines Organisations internationales, comme par exemple l’Union Européenne, l’article 4 indique dans une liste taxative les mesures incompatibles avec le standard, notamment : (a) déni de justice dans le cadre de procédures pénales, civiles ou administratives; (b) violation fondamentale du principe de l’application régulière du droit; (c) arbitraire manifeste; (d) discrimination ciblée basée sur des motifs manifestement illicites, ou (e) traitement abusif.
La dimension transnationale de certains traités en matière d’investissements est ainsi confirmée par les soi-disant umbrella clauses, qui ramènent sous la protection du traité les obligations contractées par l’état par le biais de certains instruments juridiques autre que le traité. Ces clauses sont particulièrement importantes car elles pourraient ouvrir aux investisseur la voie de l’arbitrage garantie par le traité en relation avec des obligations de l’état externes au traité. Elles sont aussi intéressantes car le respect des normes contenues dans un instrument transnational comme un contrat international – conclu par un état et une entité privée – pourrait profiter de la protection prévue par les états concernés dans le traité. Il faut souligner que cette clause, présente dans certains traités conclus par la Suisse – comme Article 12 (2) du traité avec la Géorgie – ne figure pas dans le traité conclu avec l’Indonésie.
Toujours à propos des rapports entre l’état et les investisseurs, l’article 12 entre la Suisse et l’Indonésie réaffirme sans hésitation le droit des états de réglementer et établit une liste non-exhaustive mais déjà décidément ample des objectifs légitimes de politique publique, qui inclut la protection de la santé publique, l’action sociale, l’enseignement public, la sécurité, l’environnement, la moralité publique, la protection sociale ou des consommateurs, la protection de la vie privée et des données, et la promotion et la protection de la diversité culturelle. Le droit des états de réglementer découle directement de leur souveraineté et n’a pas besoin d’être expressément prévu dans le traité. Il est en fait incontestable que l’état puisse et doive poursuivre la protection de l’intérêt public dans toutes ses formes, même si ceci produit des effets défavorables sur un investissement.
L’article 12 est important et doit être apprécié par les tribunaux arbitraux. En lui-même, cependant, il ne rassure pas suffisamment les états par rapport à leurs activités réglementaires. C’est l’article 7 et surtout l’Annexe A, qui rééquilibrent l’exposition des états aux réclamations par les investisseurs et surtout celles concernant l’expropriation indirecte, c’est-à-dire la privation de la jouissance de l’investissement par effet de l’exercice des pouvoir de règlementation de l’état, sans transfert du titre de propriété. Tout en suivant la jurisprudence des tribunaux internationaux, l’article 7 spécifie les principaux facteurs à considérer pour tracer la ligne entre mesures réglementaires non-compensables et expropriation indirecte. Ils incluent l’impact économique, la nature et la durée de ces mesures ainsi que l’étendue de l’atteinte qu’elles portent aux attentes spécifiques et raisonnables sous-tendant l’investissement.
Les pouvoir règlementaires de l’état trouvent la protection la plus pleine dans l’Annexe A, qui reproduit un modèle originairement adopté en Amérique du Nord – par exemple par le Model BIT des Etats Unis ou le Agreement between United States Mexico, and Canada USMCA (2018) – et rapidement répandu ailleurs. Il introduit une présomption extrêmement forte contre la qualification des mesures règlementaires comme expropriation indirecte. Il prévoit que « sauf dans de rares circonstances où l’impact d’une mesure ou d’une série de mesures est si grave au regard de leur but, semblant manifestement excessives, les mesures réglementaires non discriminatoires d’une Partie qui sont conçues et appliquées afin de protéger des objectifs légitimes de bien-être public, tels que la santé publique, la sécurité et l’environnement, ne constituent pas une expropriation indirecte ».
Le traité entre la Suisse et l’Indonésie doit être apprécié aussi pour une notre raison. Contrairement aux traités traditionnels en matière d’investissement, il prévoit des obligations à la charge des investisseurs. Ceci s’inscrit dans la pratique de plusieurs Etats et Organisations internationales qui ont abandonné le modèle traditionnel – qui n’impose des obligations qu’aux Etats, comme admis par plusieurs tribunaux arbitraux (voir par exemple Spyridon v. Romania). Selon l’article 14, en particulier, les investisseurs doivent s’abstenir de toutes pratiques de corruption ainsi que se rendre complices de celles-ci. Cet article est en ligne avec les principaux instruments en la matière et notamment la Convention des Nations Unies contre la corruption et Convention pénale sur la corruption du Conseil d’Europe. L’article 14 clarifie que ces pratiques sont interdites en tout temps. A cet égard, les tribunaux arbitraux ont décrété que si elles sont commises avant l’établissement d’un investissement, ces pratiques excluent le recours à l’arbitrage; si commises postérieurement , elles seront considérées par les tribunaux arbitraux eux-mêmes.
Bien plus timide est l’article 13, concernant la responsabilité sociétale des entreprises. Il prévoit que les deux états encouragent les investisseurs respectifs à intégrer volontairement dans leurs politiques internes les normes, lignes directrices et principes internationalement reconnus en matière de responsabilité sociétale des entreprises. La reluctance des parties à rendre plus contraignants les engagements des investisseurs est évidente dans la formulation du texte.
Le traité par contre ne contient aucune obligation substantielle pour les investisseurs concernant l’environnement, les droits de l’homme et les conditions de travail. Son préambule reconnaît l’importance de réconcilier la stimulation de l’initiative entrepreneuriale avec la protection de l’environnement, mais – à la différence de certains traités, comme par exemple ECOWAS Common Investment Code (ECOWIC) conclu en 2019 – ne prévoit aucune norme en matière d’évaluation d’impact environnemental, mitigation de dommages environnementaux, ou accès aux informations et contrôle public.
Enfin, la partie la plus sophistiquée du traité concerne le règlement des différends (Chapitre III, articles 15 à 36). En ce qui concerne l’arbitrage entre investisseurs et état, qui a fait l’objet de critique et d’un processus de modernisation, le traité introduit des dispositions intéressantes sur plusieurs questions qui peuvent compromettre la légitimité de la procédure d’arbitrage – ou sont perçues comme telles.
En particulier, l’article 16 impose à la partie défenderesse l’obligation de rendre accessible au public l’ensemble des sentences et décisions rendues par le tribunal arbitral. Cette disposition doit être considérée comme un développement positif mais partiel car elle ne concerne que les sentences et décisions tandis que tous les autres documents produits pendant la procédure ne seraient pas affectés, même s’ils pouvaient contribuer à améliorer la transparence de la procédure et plus en général la compréhension de son fonctionnement. Selon l’article 18, en outre, les parties ont l’obligations de dévoiler un éventuel financement par un tiers.
Le traité reste cependant plutôt décevant à cause de son silence sur d’ autres questions également importantes – traités par ailleurs dans d’ autres traités, par exemple Agreement between United States Mexico, and Canada USMCA (2018) – comme consolidation, soumission des amicus curia, conflit d’intérêt des arbitres, ou participation au procédure de l’état qui n’est pas partie au différend.
En conclusion, le traité témoigne de la confiance des deux états dans le traité bilatéral comme instrument pour la protection des investissements étrangers. Ceci est encore plus important car l’Indonésie a été parmi les pays les plus critiques de ces traités. Le traité envisage à créer un cadre juridique pas simplement plus clair, stable et prévisible, mais aussi plus équilibré et respectueux des prérogatives des états.
Cet objectif est poursuivi, d’un côté par un redimensionnement robuste des deux standards de traitement les plus importants, notamment traitement juste et équitable et expropriation; de l’autre par une présomption presque insurmontable contre la qualification des mesures règlementaires comme expropriation indirecte. Le traité présente aussi des éléments de nouveauté par rapport à la pratique précédente des états, surtout en ce qui concerne la corruption. Par contre, il est moins résolu quand il s’agit des obligations des investisseurs en matière d’environnement, droit de l’homme et conditions de travail.
Ceci dit, le traité reste une tentative plutôt réussie de moderniser la relation entre états et investisseurs. Il pourrait aussi être ultérieurement amélioré par le biais d’un protocole ou toutes autres formes d’accord entre les deux états.